Jour 0 – Cap Vert

“Vite, vite ! Laisse tomber le pain, on n’a pas le temps ! Ils nous attendent !” Je cours en maillot et claquettes à travers le village de Tarrafal de San Antao sous le regard ahuri et amusé des villageois. Yann et Éléonore, nos équipiers pour la transat m’emboîtent le pas. On est arrivé hier soir dans la baie de Tarrafal, on a prévu de partir demain matin après une bonne partie de volley avec les copains de Carpe Diem. J’ai acheté des livres et des stylos pour l’école que je suis venue amener à la nage avec nos équipiers et Caro, l’équipière de Karemo. L’occasion aussi d’acheter du pain, jeter les poubelles et recharger ma carte SIM locale pour appeler les proches avant de partir.

Caro nous avait prévenue en accostant quelques minutes après nous : la houle grossie, Adri veut peut être bouger. On est déjà sur la plage, on a vaincu les rouleaux. J’ai vraiment envie de donner le matériel dont ils manquent à l’école. On fera vite. On file à travers le village puis les champs de cannes pour retrouver la maîtresse, toute une épopée ! Ensuite direction l’épicerie pour le pain et la recharge de mobile. Là une villageoise nous fait comprendre que quelqu’un est à notre recherche. On capte très vite qu’il faut rentrer ! On dévale les rues en terres battue jusqu’à la plage. La houle est assez impressionnante. On se jette à l’eau sans y penser et nage jusqu’au voilier. “On part maintenant, la houle se lève et il n’y a pas d’autre abris” nous dit Adri. Voilà, c’est ici que commence notre traversée de l’océan. A peine le temps de se laver, se sécher, d’acheter 5 langoustes à des pêcheurs venus nous accoster (bingo!), que nous levons l’ancre pour un voyage de 2600 km sur l’Atlantique. Les falaises de Tarrafal sont rougeoyantes, elles nous saluent de leur plus belles couleurs pour nous dire adieu. On se cri des mots d’amour avec Karemo, on se souhaite une bonne route car on sait que l’on va se perdre de vue. La nuit tombe, on glisse vers l’ouest. Vers l’inconnu.

Jour 2

“zouipppppppp !” Le bruit fend le calme et nous réveille de la torpeur. Chacun se met à son poste. Ce bruit, c’est celui du fil de la canne à pêche quand un poisson mord. C’est la promesse d’un bon repas à venir ! Vite, il faut enrouler le génois pour réduire la vitesse, remonter la ligne, préparer le seau, la seringue de vodka pour tuer le poisson et les pinces pour retirer l’hameçon. Mais là, c’est différent. Ce n’est pas un poisson mais un oiseau qui a attrapé le leurre. Je remonte la ligne tant bien que mal, il se débat en tapant l’eau de ses ailes. Doucement mon beau, on va te libérer, calme toi, laisse moi te remonter. Un autre oiseau essaie de l’aider c’est touchant. 1 minute passe. Trop tard, il ne bouge plus. Son copain est parti. Une fois à bord on constate que l’hameçon s’est pris dans son bec, il n’avait aucune chance de s’en sortir, il s’est noyé pendant que je le remontais. On a le cœur triste quand on le remet à l’eau. Il était de la taille d’une petite poule, ses plumes grises foncée étaient douces. Le ciel est couvert, accompagnant notre tristesse. On n’a plus envie de pêcher pour aujourd’hui.

Cela fait 3 jours que nous sommes partis. Une houle de côté fait bouger le bateau de droite à gauche sans cesse, c’est fatigant. La vie s’organise à bord, chacun trouve son rythme entre la cuisine, la lecture, le repos et les quarts de nuit de 2h30 par personne. Hier nous avons pêché deux daurades dont nous avons fait un festin. Yann a fait deux pains magnifiques et croustillants, il est déclaré Artisan Boulanger pour le reste de la transat. Laszlo dort dans le salon pour laisser sa cabine à Éléonore, mais il n’a pas l’air d’apprécier ce nouveau petit lit douillet. Il se réveille plusieurs fois par nuit. Nous téléchargeons des fichiers météo grâce au téléphone satellite, demain le vent va forcir. Karemo est maintenant hors de portée de VHF,  mais nous nous envoyons chaque jour notre position GPS par satellite. En cas de pépin, on peut se secourir.

Jour 4

“Regarde dans le seau, il y a une surprise pour Laszlo et toi” Adrien a pris le dernier quart, le jour vient de se lever, il a préparé le petit déjeuner. Je m’approche du seau, je vois un petit poisson volant. Rien d’original, on en retrouve presque un par jour sur le pont. Mais à côté, je vois une forme noire : un oiseau ! Il est tout petit, il a les pieds palmés, un bec crochu. Il n’a pas l’air de bien savoir voler. Adrien l’a surnommé “8”, car il n’a trouvé à 8h UTC. On essaie de le nourrir, de le faire boire mais sans succès. Il trouve une place à l’abri de la capote dans le cockpit, on verra si il veut rester ou pas. C’est peut être un signe ? Il faut sauver cet oiseau pour rendre à la nature celui qu’on lui a pris.

On a bien avancé. Nous avons fait une moyenne de 7 nœuds de vitesse hier. Tous les midi, nous relevons notre position pour la reporter sur une grande carte papier. On fait à chaque fois des paris pour savoir de combien de milles nous avons avancé ! C’est un petit bonheur que de faire des croix sur cette carte et voir notre progression. Les îles du Cap Vert sont loin maintenant, on est bel est bien lancé et on doit arriver de l’autre côté, en Guadeloupe. La houle et le vent s’orientent peu à peu derrière nous, ce qui est plus agréable. Nous mettons deux voiles en ciseaux à l’avant, c’est à dire une ouverte de chaque côté. C’est beau et le bateau est stable comme ça.

Les jours et les nuits coulent doucement, se répètent, sans monotonie. Après le repas, nous regardons le ciel pour trouver la grande ourse, les pléiades ou les d’autres constellations avant que la lune ne se lève. Le rituel ensuite est de décider de l’ordre des quarts. Le premier de 21h30 à minuit est prisé ainsi que le dernier de 5h à 7h30 pour voir le jour se lever. Adrien et moi ne dormons que d’une oreille car Laszlo a lui aussi ses propres quarts… Quand il ne pleure pas, il se carapate de son lit. On l’a retrouvé au milieu de la nuit à genoux sur la table à carte avec sa tétine à la bouche et sa peluche à la main, en train de trifouiller les boutons de la VHF.

Jour 7

Cela fait 7 jours que nous sommes en mer. La même durée que pour aller des Canaries au Cap Vert. C’est le maximum de temps que j’ai déjà passé en mer, au delà c’est une première. Surtout, ne pas compter les jours qui restent, trop démoralisant. On se concentre sur le moment présent, on arrivera quand les éléments le décideront. Le temps n’a pas la même valeur ici. On se lève et on se couche avec le soleil. On vit au présent. La seule montre que nous avons à bord est calée sur l’heure UTC, le temps universel, l’heure de Londres. Elle nous sert uniquement à calculer le début des quarts, et allumer le satellite à heure fixe comme convenu avec Karemo. J’avais peur de m’ennuyer, en fait je trouve cette parenthèse magique, complètement hors du temps. Qui n’a a jamais rêvé d’avoir des heures perdues pour soi, pas de contraintes, pas d’horaires, pas de compte à rendre et d’être injoignable ?

Nous avons perdu “8” il y a deux jours, on l’a fait s’envoler pour voir si il n’était pas blessé. Il ne voulait pas se nourrir. Il a bien volé quelques mètres puis est tombé à l’eau… C’est la dure vie dans la nature. J’espère qu’il aura survécu.

Depuis hier nous avons croisé déjà 4 voiliers, c’est assez rare pour être noté ! En fait le rallye de l’ARC est parti presque aux mêmes dates que nous mais des Canaries. Comme la plupart sont des voiliers de 15 à 20 m, ils nous rattrapent… On en contacte un à la VHF pour passer le temps. Son nom est Just Joia. Le propriétaire nous apprend qu’il est anglais et son épouse brésilienne. Joia vient de l’expression brésilienne Tudo Joia qui veut dire Tout est Cool, ils ont mixé leurs langues pour donner Just Joia. Pour nous aussi Tudo Joia, mis à part l’enrouleur en haut du génois qui se bloque de temps en temps et nos batteries qui ont du mal à tenir notre consommation électrique. Le frigo et le pilote automatique jour et nuit, ça consomme quasiment autant que ce que nos panneaux rechargent la journée. Du coup, on est obligé d’allumer le moteur au moins une fois par jour, au grand désarroi d’Éléonore qui déteste son bruit. Nous aussi mais on est obligé.

Jour 9

Aujourd’hui on est pile au milieu de l’océan ! On a parcouru la moitié des 2600 km qui nous séparent de la Guadeloupe. Pour fêter ça, on fait un bon repas et on ouvre une bouteille de vin que l’épouse de Yann nous a offert pour cette occasion. On a pêché deux thons hier, on s’est régalé de sashimi fondant juste après avoir levé les filets. Avec le reste on a fait des boulettes de poisson cuites au court bouillon accompagnées d’un riz au curry et petits légumes. Éléonore a fait de succulent cookies aux pépites de chocolat et beurre de cacahuète. Miam miam…

J’écris un mot en français et en anglais avec notre mail que je glisse dans la bouteille vide, on verra qui retrouvera cette bouteille à la mer et dans combien de temps. On affale les voiles, on jette une corde à l’arrière du bateau : baignade au milieu de l’océan ! Quel bonheur ! La houle n’est pas très grosse, l’eau est chaude, d’un bleu teinté de soleil. Je regarde autour de moi en espérant voir un dauphin, une baleine, ou même un petit poisson. Rien. Seul le bleu profond de l’océan et les vagues. On ne reste pas plus d’une minute, on n’est pas non plus très rassurés car si l’un de nous venait à lâcher la corde on aurait bien du mal à le récupérer…et puis le mythe du requin a la vie dure.

Le soir, quand le soleil est bas notre rituel est de jouer à un jeu en grignotant: le post-it sur la tête avec un personnage célèbre, le Time Up ou le Dixit, des images sur lesquelles on invente un mot. Pendant ce temps, Laszlo grappille des morceaux de saucissons ou d’olives. Lui aussi veut prendre l’apéro !

Jour 12

Cette après midi le vent forcit à cause de nuages noir qui nous emmènent la pluie. A bord on s’organise : on a pris des ris dans la grand voile ( on l’a réduite ) et hissé une voile plus petite à l’avant. Le pilote automatique ne peut pas tenir le bateau dans cette mer formée, on va donc devoir barrer en se relayant toute les 2h. Les quarts de cette nuit vont être sportifs ! Le bateau chasse de manière irrégulière. On ferme les hublots pour éviter que les vagues et la pluie ne rentrent, tant pis si il fait une chaleur à crever à l’intérieur. Les Kway et pantalons de pluie sont de sortie. Ce soir c’est spaghettis sauce tomate, personne n’a envie de se lancer dans la grande cuisine. Laszlo, voulant se rattraper lors d’une secousse, s’est appuyé sur la table où se trouvait une poêle chaude…résultat, une petite brûlure. Vu le temps et les embardés du bateau, nous décidons de le faire dormir avec nous.

Jour 14

“Joyeux Anniversaire!!” Aujourd’hui j’ai 33 ans. Encore une occasion de faire la fête ! Adrien me prépare un gâteau au yaourt et on ouvre une boite de pâté, youhou ! Il m’offre une paire de sandale acheté au Cap Vert, je suis comblée. Les équipiers m’offrent de ne pas faire de quart ce soir. Ça tombe bien parce que plusieurs grains vont nous passer dessus cette nuit ! Merci les copains. Le vent s’est calmé mais la houle reste toujours un peu forte et de travers.

Ce matin tôt, Laszlo sans couche a fait son petit caca dans le cockpit. Le temps qu’Adrien se retourne prendre un seau pour nettoyer, il était tombé dedans à plat ventre et mangeait les petites olives de la veille qu’il n’avait pas digéré… “Marine, c’était une vision d’apocalypse” me dit Adri en secouant la tête. Je veux bien le croire.

Jour 16

Même si on ne veut pas y penser, on y pense tous. On sait qu’on arrive bientôt. Il nous reste 140 milles à parcourir, on l’a calculé sur notre carte papier avec le compas. Si nous avançons à 5 nœuds nous arrivons dans 28h, si nous avançons à 3 nœuds comme le vent semble le vouloir nous arrivons dans 46h… Il fait beau et c’est pétole : zéro vent. Hier Yann est monté au mât pour graisser la pièce qui permet d’enrouler le génois : on ne peut plus ni l’ouvrir ni le fermer. Avec la houle, à cette hauteur on fait de bonds énormes si on ne se tient pas ! Il s’en tirera sans bosse et sans mal de mer, chapeau.

Autour de nous, on voit de gros nuages noir se décharger de millions de litres d’eau et des arc en ciel enjamber les grains.  Un cours de climatologie en direct ! On se croirait au cœur d’une des maquettes de Fred et Jamie. Avec un peu de chance, les vents qui soufflent sous ces nuages vont nous pousser un peu plus rapidement vers l’arrivée. Tant pis si on est mouillés, on est paré. Mais le ciel en décidera autrement. Nous passons la journée au soleil, les grains nous évitent. C’est un belle journée, tout le monde est heureux, on sent l’excitation monter dans l’équipage. On met le moteur pour terminer ? Allez, on le met 🙂

Jour 17

Depuis ce matin on voit la terre ! C’est l’île de la Désirade, à l’Est de la Guadeloupe. On avance toujours au moteur car le vent nous a laissé tomber sur ces derniers kilomètres. De gros nuages blanc cotonneux sont suspendus au ciel bleu, on est bien sous les tropiques, aux caraïbes. A bord Laszlo doit sentir l’excitation, il est intenable, insupportable.  “On capte à nouveau” nous dit Yann portable à la main. L’équipage retourne à ses vieilles habitudes de terriens : on rallume les téléphones et chacun dans son coin se met à télécharger les centaines de messages reçus. Fini la parenthèse hors du temps, hors du monde. Le tic-tac des montres reprend, les proches attendent nos messages, il faut appeler, texter. Au point qu’on en oublie de regarder autour de nous. L’eau est turquoise, on voit le fond. Une petite barque colorée est assaillie d’oiseau, un pêcheur dans doute. Ha oui tient ! Maintenant qu’on approche des côtes, il faut faire attention au casiers de pêcheurs ! Et ça ne loupe pas, il y en a partout autour de nous, on reprend la barre pour les éviter. J’ai un petit pincement au cœur d’arriver. Je suis contente car nos proches vont nous rejoindre et en même temps je regrette ce rythme de vie seulement bercé par les vagues et occupé par le soleil.

J’appelle la Marina Sainte François pour leur demander si ils ont une place pour nous. “Oui pas de problème, on une place hein” me dit la personne au bout du fil, son accent créole me fait sourire. “OK, super ! On arrive dans 30min” “- Ha! C’est que c’est la pause là bientôt. Venez à 14h c’est mieux, on pourra vous accueillir” “-…Heu, d’accord”. Je raccroche interloquée. J’éclate de rire : après 17 jours passés en mer, nous pouvons encore attendre 2h pour toucher terre ! Encore un peu de temps suspendu grappillé à cet océan…